Passage sans frontières
Sarah Horchani, Libertés-culture
Madame la juge,
Madame Julia de Douardenay est une sainte. Elle m’a sauvé la vie. Elle est arrivée comme un ange protecteur. Un miracle. Ce qu’elle a fait là, c’est d’aider des êtres humains. Oui, nous les migrants, nous demeurons des êtres humains. Même si nous nous faisons exploiter. Notre malheur fait la fortune de tant de gens, des passeurs aux policiers.
Personne ne quitte son pays de gaité de cœur, Madame. J’ai dû fuir ma maison à Agadez car mon père voulait me marier de force. Quand il a eu le dos tourné dans sa pharmacie, je l’ai volé. Je suis partie. J’ai eu de la chance d’avoir cette somme avec moi . J’ai pu prendre un bus qui m’a amenée jusqu’à Tripoli. J’ai trouvé rapidement un bateau de fortune. Partir le plus loin de possible de ma famille. Tenter ma vie ailleurs. Vivre ma vie de femme libre, indépendante. Aimer qui je veux. Me marier si je veux ou pas. J’ai de la chance d’être de petite taille et menue. Je peux rapidement me faufiler, courir, me cacher. C’est ainsi que j’ai pu échapper à la police libyenne. D’autres que moi n’avaient pas la chance de mon petit pactole volé. Ils ont été arrêtés, emprisonnés, réduits en esclavage. Oui madame, encore aujourd’hui des êtres humains sont réduits en esclavage. Je suis montée dans le bateau de fortune. J’étais la seule femme au milieu de trente mecs dans un petit bateau.
Le début des frayeurs a commencé. A chaque fois qu’une grosse vague soulevait le bateau, j’avais peur et vite après j’étais rassurée. C’était un ascenseur émotionnel sans arrêt.
Un homme s’est penché pour vomir par-dessus bord mais le bateau s’est soulevé et il a glissé dans l’eau.
Je me souviens encore de l’avoir vu être dévoré par les vagues. Côtoyer la mort me rend coupable d’être en vie. Pourquoi lui Une tension ne me quittait jamais car quand la vie ne tient qu’à une roulette russe de la chance, ça donne le vertige.
La garde nationale tunisienne est venue nous intercepter. Elle a fait un grand rond autour de nous provoquant une grosse vague. Un migrant en est tombé dans l’eau et la garde nationale tunisienne l’ a laissé se noyer sans rien faire. «Si vous refusez de monter dans notre bateau , vous finirez comme lui .»
A peine rassemblés dans une cabine, ils nous ont menotté. Arrivés sur l’île de Djerba, ils nous ont transféré, nous ont fait assoir par terre car il ne fallait pas qu’on nous voit.
Un policier qui avait l’air bourré s’est approché de moi, il puait la drogue et a mis sa main sur mes seins. Je l’ai supplié d’arrêter. Puis il m’a forcé à l’embrasser. J’ai crié. Il m’a giflé.
Le chauffeur s’est retourné vers le policier pour lui dire d’arrêter. Il fallait rester discret.
J’ai pleuré. Quand on est arrivés au centre de rétention, à la descente du bus je me suis enfuie. Ce n’était pas facile de courir avec les mains liées.
Mais arrivée sur la route, un miracle : une voiture s’est arrêtée et a ouvert la fenêtre.
– Montez Madame, je suis là pour vous aider.
C’était Julia de Douardenay. Elle m’a expliqué qu’elle était proviseure du lycée français international de Sfax. Qu’elle en était malade des descentes de police qui chassent les migrants des champs d’oliviers. Dans son lycée, sa femme de ménage noire a été expulsée du logement qu’elle louait. Elle dormait au lycée. Julia de Douardenay m’a dit que le racisme l’insupportait. Qu’elle avait quitté la France après le 21 avril 2002. Elle a donc créé un réseau d’aide pour faire partir les migrants de façon à ne pas risquer leur vie. Son mari est pilote à Air France. Chaque jour elle passait près du centre de rétention car il y avait chaque fois une personne qui s’enfuyait. C’est comme ça qu’on s’est rencontrées. Je vous dis, cette femme est un miracle pour moi. Impressionnante de générosité et d’humanisme. Elle m’a hébergée chez elle. Vous vous rendez compte? Elle ne me connaissait même pas. Chez elle, j’ai pu prendre une douche. Manger un bon couscous au poisson et dormir dans un vrai lit. Le lendemain, son mari Pierre m’a donné un uniforme de steward et je suis montée avec lui dans son avion. C’était impressionnant de passer le voyage dans sa cabine.
La mer ne me faisait plus peur. Je la voyais de là-haut. A Orly, une association m’a prise en charge. Ne punissez pas l’organisation de Madame de Douardenay, Passage sans frontières. Elle n’a ni volé ni tué. Mais elle nous a juste considéré comme des êtres humains. Jugez plutôt ces lois racistes qui interdisent à certaines personnes de changer de pays parce qu’elles sont noires , africaines. Ces accords qui permettent à des policiers tunisiens et libyens de violenter et de tuer des migrants de façon impunie. Je suis d’accord pour respecter les lois. Mais il y a des lois qui sont mauvaises. Les lois qui excluent les migrants des droits inscrits dans la Déclaration universelle des droits de l’homme.
Rokya Silya