LFI et l’accusation d’antisémitisme : un faisceau d’indices accablants
Philippe Marlière
Le NouvelObs, 14 mars 2025, mis à jour le 18 mars 2025
Un visuel de Cyril Hanouna empruntant incontestablement à l’iconographie antisémite des années 1930 relance la question : pourquoi le parti de Jean-Luc Mélenchon n’a-t-il pas reconnu son erreur et ne s’en est-il pas excusé ?,
Dans le cadre d’un appel à manifester contre l’extrême droite le 22 mars, La France insoumise (LFI) a publié sur les réseaux sociaux un visuel de Cyril Hanouna. Cette affiche emprunte incontestablement à l’iconographie antisémite des années 1930 : le visage du présentateur de télévision apparaît en noir et blanc, un rictus menaçant aux lèvres, le nez crochu et les oreilles saillantes. Le portrait ressemble à une affiche d’un film intitulé « le Juif éternel », documentaire de propagande nazie réalisé par Fritz Hippler sur commande de Joseph Goebbels. Stéphane Hasbanian, l’avocat d’Hanouna, a montré que la photographie originelle (générée par intelligence artificielle) a été photoshoppée pour la faire ressembler à celle du « Juif éternel ».
Le visuel a déclenché une tempête de protestations sur X et a été rapidement retiré du compte officiel de LFI. Les protestations sont quasi unanimes dans le monde politique : elles émanent de la droite, de l’extrême droite, mais aussi de pratiquement toute la gauche, à l’exception de LFI qui est restée silencieuse. Les organisations juives ont également condamné le visuel.
LFI, entre auto-victimisation et déni
L’accusation d’antisémitisme a été réactivée à l’encontre de LFI, à droite et à gauche. LFI s’en est défendue vigoureusement. Eric Coquerel a concédé tout au plus une « maladresse ». Se préoccupant exclusivement des dégâts du visuel pour l’image de LFI, Aymeric Caron a déploré « ces communications catastrophiques qui se multiplient » et qui « impactent » le groupe parlementaire. Ne concédant rien, Jean-Luc Mélenchon a dénoncé une « habitude des réseaux d’extrême droite », assénant qu’il « va falloir maintenant vérifier la religion des gens qu’on caricature ». Il a accusé Léa Salamé sur France-Inter « de relayer la propagande d’extrême droite » et de « leur rendre service ». Il a conclu dans le registre théâtral de la dérision : « Arrêtez avec ce cirque ! Les Antisémites… Le nez trop long, les cheveux sont trop courts… Enfin tout cela n’a aucun sens. »
A chaque accusation d’antisémitisme, la réaction de LFI est la même : elle oscille entre la demi-admission assortie d’une minimisation de l’acte (Coquerel), l’auto-victimisation ou l’auto-apitoiement (Caron) ou le déni à contenu complotiste qui trivialise l’acte antisémite (Mélenchon).
Pour Mélenchon, l’antisémitisme n’est pas un racisme, mais une affaire de religion. Il faut se souvenir que jusque 2019, le dirigeant de LFI refusait d’employer le mot « islamophobie » pour décrire l’essentialisation raciale et raciste des musulmans, et considérait qu’il était légitime d’être islamophobe au titre de la liberté de critiquer l’islam. S’il a évolué de manière positive sur la question de l’islam, il demeure indifférent au racisme antijuif. Il est, en outre, symboliquement violent et pervers de dire aux Juifs agressés par le visuel qu’ils sont des manipulateurs d’extrême droite.
Ce nouvel incident renforcera dans leur opinion celles et ceux qui estiment que LFI est sans aucun doute un mouvement antisémite. Inversement, elle crispera davantage les soutiens des insoumis, persuadés que le mouvement est « persécuté » car « son programme de rupture dérange ». Partagés entre le déni et la conviction que l’on « instrumentalise » l’antisémitisme « pour faire taire LFI », la citadelle assiégée de LFI relèvera les ponts.
Pourtant le visuel a été retiré des réseaux sociaux rapidement. S’il avait vraiment été anodin, il y serait resté. Dans ce cas, pourquoi ne pas reconnaître une erreur et s’en excuser ? N’est-ce pas le b.a.-ba de la démarche antiraciste ? Y aura-t-il une enquête interne pour établir les responsabilités de chacun ? Impensable. D’ailleurs, aucun insoumis ne pose le problème en ces termes. Pourtant, cela permettrait à LFI de faire taire les accusations d’antisémitisme qui lui collent maintenant à la peau.
Dénis ou « dog whistle »
Au lieu de prendre conscience du problème et de le traiter – comme l’a fait le Parti travailliste il y a cinq ans en débarquant Jeremy Corbyn, coupable d’indifférence à l’égard de l’antisémitisme et d’entretenir des relations ambigües avec des antisémites – LFI persiste dans le déni et provoque, ce faisant, des dégâts irréparables à plusieurs niveaux. La France insoumise a permis au Rassemblement national de faire oublier son héritage antisémite. Jean-Luc Mélenchon se retrouve aujourd’hui peu ou prou dans la position de Jean-Marie Le Pen lorsque ce dernier était constamment ramené à ses phrases ou jeux de mots antisémites. Elle creuse la division au sein de la gauche : la Nupes s’est fracassée lorsque LFI a refusé de qualifier le Hamas d’organisation terroriste. La position des insoumis rend, enfin, la gauche inéligible à court et moyen terme.
La meilleure chance de victoire de Marine Le Pen en 2027 réside en effet dans la qualification de Jean-Luc Mélenchon au second tour. L’accusation d’antisémitisme occuperait une place prépondérante dans les débats d’entre-deux-tours. Elle ne serait pas dirigée contre la candidate d’extrême droite. Celle-ci ferait valoir sa présence à la marche en soutien des Israéliens massacrés par le Hamas le 7 octobre, le soutien de personnalités juives dont les époux Klarsfeld, chasseurs de nazis, ou encore la visite de Jordan Bardella à Jérusalem pour parler de la recrudescence de l’antisémitisme en France après le 7 octobre. Mélenchon serait renvoyé à ses tropes, dénis ou dog whistle antisémites.
Notons que les faits antisémites de LFI ne sont pas fabriqués par l’extrême droite, mais patiemment relevés et répertoriés par des associations juives, pour la plupart de gauche et de gauche radicale, tel Golem, Juifs et Juives révolutionnaires, le Raar, mais aussi Akadem, le « campus numérique juif », la revue K, les Juifs, l’Europe, le XXIe siècle. Jonas Pardo et Samuel Devor viennent de publier un « Petit Manuel de lutte contre l’antisémitisme : reconnaître, decrypter, combattre » (Editions du commun, 2024). Cet ouvrage érudit et didactique consacre notamment un chapitre à l’antisémitisme à gauche, il est vrai prédominant à LFI.
Grande indifférence à l’égard des actes antisémites
Pour un aperçu des déclarations problématiques des dirigeants de LFI (en premier lieu, celles de Jean-Luc Mélenchon), on pourra lire l’article en libre accès de Jonas Pardo : « La vérité si la gauche ment » (Mediapart, 26 juin 2024). Son auteur classe les tropes ou dog whistle antisémites de LFI en plusieurs catégories : la réactivation d’accusations antijuives historiques, les propos méprisants ou hostiles envers les juifs et le judaïsme ou la minimisation et le déni de l’antisémitisme. Vous ne trouverez pas dans ces propos de smoking gun, c’est-à-dire de preuves irréfutables d’antisémitisme. Il n’y a en effet pas de calembours gras sur les fours crématoires, d’appel au meurtre des juifs ou à la destruction d’Israël.
Mais c’est justement la nature ambigüe et insidieuse des prises de position insoumises à l’égard des juifs qui est problématique : il y a une grande indifférence à l’égard des actes antisémites, voire des meurtres de juifs (voir le premier communiqué de LFI après le 7 octobre qui évoque une « offensive armée de forces palestiniennes menée par le Hamas » dans « un contexte d’intensification de la politique d’occupation israélienne à Gaza, en Cisjordanie et à Jérusalem-Est »). Il y a le refus violent d’écouter les critiques des victimes juives d’actes antisémites (pour LFI, ces critiques sont toujours des manipulateurs d’extrême droite). Il y a enfin une délégitimation des critiques de LFI, accusés « d’instrumentaliser » l’antisémitisme. Mélenchon nomme cela le « rayon paralysant », c’est-à-dire la déclinaison insoumise du mot d’ordre réactionnaire : « on ne peut plus rien dire ».
L’antisémitisme racial, qui s’appuie sur des déclarations à caractère raciste ou des appels au meurtre des juifs, tombe sous le coup de la loi. Mais est-ce le seul antisémitisme existant ? Il existe aussi un antisémitisme allusif, euphémisé, qui repose sur des dénis, des tropes seulement déchiffrables par un public averti ou des dénigrements, qui créent un climat d’hostilité, voire de haine à l’égard des juifs. C’est dans cet espace qu’il faut saisir et déchiffrer les accusations d’antisémitisme adressées à LFI.
Cet antisémitisme-là, non seulement met en danger les juives et les juifs, mais détruit le projet émancipateur et la culture antiraciste de la gauche. Une tribune, en juin 2024, intitulée « Sur l’accusation d’antisémitisme portée contre La France insoumise » a été largement relayée dans la gauche radicale, comme preuve de l’absence d’antisémitisme au sein de LFI. Outre que le texte ne prouve rien, il est intéressant de noter que Ludivine Bantigny, l’initiatrice de cette tribune (1), intervient régulièrement sur l’islamophobie. Elle montre que les très rares condamnations en justice d’auteurs d’actes islamophobes cachent le nombre important d’actes antimusulmans dans la société. Curieusement, Bantigny légitime le déni de l’antisémitisme au sein de LFI au motif que le mouvement n’a jamais été condamné en justice pour antisémitisme. Pourquoi ce « deux poids, deux mesures » quand il s’agit d’antisémitisme ?
Il n’existe donc pas de preuves irréfutables d’antisémitisme au sein de La France insoumise, ce qui explique l’absence de condamnation judiciaire. Mais il existe un faisceau d’indices, de plus en plus accablants, qui, par leur convergence, pointent vers l’antisémitisme.
◗ (1) Contrairement à ce qui était indiqué dans une version précédente de cette tribune, le journaliste David Dufresne n’avait pas signé la pétition en question. Nous le prions, ainsi que nos lecteurs, d’accepter nos excuses.