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L’antisionisme, opium de la minorité musulmane

Fouad Benyekhlef

Militant antiraciste et progressiste. Co-fondateur de la première organisation nationale de lutte contre l’islamophobie en Belgique et co-auteur du « Livre blanc sur l’état de l’islamophobie en Belgique francophone

Dans ce qui se proclame aujourd’hui “antisionisme” au sein d’une frange du militantisme musulman, il faut entendre bien plus qu’un simple élan de solidarité envers les Palestiniens. Car si la cause première était celle-là, on parlerait de soutien et non d’opposition. On se dirait pro-palestinien, non antisioniste. Ce glissement lexical trahit une intention : il signale un déplacement du centre de gravité moral, de la solidarité vers l’antagonisme, de l’adhésion vers le rejet.

Ce rejet du sionisme mérite d’être interrogé. Non parce qu’il serait illégitime en soi, mais parce qu’on ne saurait en faire un préalable au dialogue ou à l’engagement commun. Il existe des sionistes qui reconnaissent les droits nationaux des Palestiniens, et qui luttent activement pour leur réalisation. Leur opposer un rejet de principe serait moralement injuste et politiquement inefficace. À supposer même que leur position contienne une part de contradiction, à quoi cela rimerait-il de les disqualifier ? Ce réflexe revient à confondre lutte politique et chasse à une prétendue pureté. C’est une impasse politique autant qu’une erreur de jugement.

Ce n’est d’ailleurs plus uniquement de l’hostilité, mais bien une chasse aux “sionistes” qui se déploie. À Bruxelles, des affiches ont été placardées dans l’espace public, affichant des visages, des noms. Aucun propos, aucun acte précis ne leur est reproché : leur mise en cause repose sur une simple suspicion de “sionisme”. Des affiches de l’ « Université populaire de Bruxelles » ont proclamé : « Pas de sionistes dans nos quartiers, pas de quartier pour les sionistes ». Et dans les cortèges, on scande : « Sionistes, fascistes, c’est vous les terroristes ! ». Ce qui se présente comme une position politique se transforme, en réalité, en traque de ceux que l’on présume sionistes : c’est-à-dire, dans bien des cas, de Juifs. Car ce soupçon, ne repose plus sur des idées exprimées, mais sur un nom, une origine. Il ne s’agit plus de s’opposer au sionisme : il s’agit de cibler des individus.

Derrière la posture antisioniste, ce n’est donc pas seulement Israël qu’on vise, ni même sa politique. En réalité, bien peu s’intéressent au sionisme en tant que tel : à son histoire ou à ses débats internes. Dans cette lecture, la lutte contre Israël et le sionisme devient au contraire ontologique, non circonstancielle : c’est leur existence même qu’ils refusent. Mais cette négation n’est pas que celle de l’autre : elle est aussi le moyen de ne pas voir ce que l’on refuse en soi, et pour soi.

Le sionisme devient un mot-écran. Un mot mobilisé, mais vidé de sa substance, pour mieux recueillir tout ce qu’on cherche à y déverser. Et ceux qui s’enivrent d’antisionisme n’y cherchent que rarement Israël : ils s’y cherchent eux-mêmes. L’antisionisme devient le théâtre d’une quête identitaire, souvent recentrée sur soi.

De même que chez certains, souvent issus de la culture chrétienne, la cause palestinienne ne relève pas d’une solidarité politique, mais d’un récit tourné vers leur propre histoire. Tel un support cathartique, une manière de soulager une culpabilité en s’alliant avec les opprimés d’ailleurs. Ce geste expiatoire n’évoque pas tant les Palestiniens que l’Europe elle-même : dans ses refoulements, son rapport à la Shoah. En accusant Israël d’incarner désormais l’oppression, certains inversent la charge morale : non pour réparer le passé, mais pour s’en défaire.

Il en va de même, d’une autre manière, pour une part de l’inconscient musulman. Chez certains, persiste un trouble face à l’émancipation de ceux que l’histoire islamique avait longtemps relégués au rang de dhimmis, donc juridiquement infériorisés. L’ascension d’Israël, sa puissance technologique et économique, mais aussi l’émancipation que symbolise le projet sioniste, viennent heurter un imaginaire marqué par des siècles de domination islamique. Ce retournement agit comme un miroir blessant : ce n’est donc pas seulement l’existence d’Israël qui dérange, mais avant tout l’inversion de places, où les musulmans expérimentent, en diaspora, ce que signifie être minoritaires et discriminés. Même si la situation musulmane, en Europe aujourd’hui, reste incomparablement plus favorable que celle des juifs en terre d’islam jadis.

L’antisionisme est donc aussi ce qui reconstruit un orgueil abîmé en le projetant ailleurs : là-bas, sur cette terre qui incarne toutes les projections et toutes les revanches différées. Comme miroir, comme scène expiatoire où l’on règle ses comptes avec ses propres failles.

Car ce serait insupportable, au fond, de reconnaître dans le sionisme une réponse construite à partir d’une condition qui présente certaines analogies avec la nôtre : celle d’un peuple minoritaire, discriminé, et diasporique. Cela reviendrait en effet à faire du sionisme non plus un ennemi à haïr, mais un miroir possible.

Ce sentiment de ne se sentir pleinement chez soi nulle part nous rapproche de la condition juive européenne. Non que les trajectoires soient comparables dans leur intensité ou leur histoire, mais un point les relie : celui d’une minorité à qui l’on refuse sa place dans la communauté nationale. Et c’est précisément depuis cette expérience de relégation qu’on peut comprendre l’émergence du sionisme.

Or, c’est exactement ce que la condition musulmane cherche à conquérir aujourd’hui : non pas la création d’un État, mais l’auto-émancipation. Ce parallélisme n’appelle pas l’imitation, mais l’intelligence : il devrait susciter une solidarité des expériences minoritaires. Mais il n’en est rien, au contraire.

Plutôt qu’affronter la réalité dans toutes ses dimensions, certains préfèrent la nier. Et pour une frange du militantisme musulman, l’antisionisme joue ce rôle d’échappatoire. Il agit comme un opium au sens marxien du terme : celui d’un soulagement illusoire face à une douleur réelle. Il apaise l’oppression par la rage et remplace l’introspection par la posture. L’antisionisme ne pense pas : il soulage. Et plus la condition est difficile dans une société en crise plus le besoin d’un tel opium se fait pressant.

Mais contrairement à l’image subversive qu’il aime à se donner, l’antisionisme s’inscrit pleinement dans l’ordre établi : il le sert. En orientant la colère vers un ailleurs, il désamorce toute revendication ici. Une colère dirigée contre Israël n’exige rien de la Belgique. Elle ne trouble pas l’équilibre social ; elle l’apaise. Elle donne aux dominants une minorité qui s’indigne sans jamais revendiquer pour elle-même.

L’antisionisme devient ainsi un dérivatif d’émancipation. Un exutoire politique sans effet, sinon celui d’épuiser la colère. Une scène sacrificielle où se consume la rage, pendant que l’ordre demeure intact. Il rassure le pouvoir, qui n’a rien à craindre d’une jeunesse musulmane tournée vers Israël plutôt que vers les mécanismes concrets de l’antimusulmanisme que la minorité musulmane vit. Or ces mécanismes obéissent à une logique autonome, dont le sionisme n’est ni l’origine ni le moteur. L’antimusulmanisme qui façonne notre condition minoritaire ne procède ni d’Israël ni du sionisme, mais d’ici. Se convaincre du contraire, c’est confondre les scènes de lutte, et renforcer les structures mêmes qu’on prétend contester.

Pire : à force de rejouer contre une autre minorité les schémas qu’on prétend dénoncer, l’antisionisme finit par réactiver les réflexes réactionnaires. Par ses formules et ses obsessions : le “lobby”, le “pouvoir”, la “double allégeance”. Et le voilà glissant dans les plis d’un imaginaire antisémite.

Pourtant, il faut rappeler sans trembler que, parmi les précurseurs de la lutte antiraciste en Belgique, nombreux sont ceux qui étaient de culture juive, voire sionistes. Ils ont dénoncé les discriminations systémiques, porté les luttes contre les violences policières, soutenu les jeunes des quartiers populaires quand personne ou presque ne le faisait. Ils ont pensé l’antiracisme structurel bien avant qu’il ne devienne un label militant.

Il ne s’agit évidemment pas ici de justifier la politique actuelle d’Israël. Nous restons solidaires de la cause palestinienne, de son droit à l’autodétermination, à la liberté, à la dignité. Mais cette solidarité ne peut se construire dans la négation d’Israël, ni dans la haine de la minorité juive, ici ou ailleurs. Il s’agit de comprendre ce qui se joue, de mesurer ce que cela fait à nos luttes, à nos convergences, à nos valeurs. Car il en va de notre maturité politique, en tant que minorité musulmane en Belgique, à ne pas nous tromper d’ennemis ni de combat.

Mais pour cela, il faudra d’abord renoncer à l’opium.