La mémoire de la Shoah contre Israël
Brigitte Stora, Journaliste et documentariste
Tribune – Le NouvelObs, 24 avril 2025
Aucun discours antisémite contemporain ne peut désormais s’épargner la référence à la Shoah.
Loin d’être, comme on l’a cru longtemps, une ombre protectrice pour les juifs, la mémoire de la Shoah fait aujourd’hui partie du grand procès contre eux. Elle serait, à leur image, coupable d’un dessein secret et criminel visant encore et toujours la domination mondiale. Cette mémoire décrétée hégémonique, aurait pour objectif d’occulter les autres malheurs (colonialisme, esclavage) en légitimant la domination occidentale, à travers son « fer de lance », l’Etat d’Israël, dont la naissance elle-même participerait de cette entreprise criminelle.
Ce discours largement issu du négationnisme de l’extrême droite fasciste s’est désormais répandu dans la gauche radicale et au-delà.
Il n’y a rien de nouveau dans l’antisémitisme, quoique en disent les idéologues de la droite conservatrice. Des islamistes aux néonazis, en passant par les nostalgiques de la Grande Russie, tous se réfèrent aux Protocoles des Sages de Sion. Plus d’un siècle après sa parution, ce livre de chevet de Hitler, devenu un best-seller planétaire, continue d’irriguer des dizaines de milliers de sites conspirationnistes à travers le monde.
Le discours antisémite n’en finit pas de radoter ; les juifs auraient fait main basse sur l’avenir du monde et de chacun. Possédants, dépossédants, spoliateurs, privilégiés, ils occuperaient une place illégitime, un peu comme une « élection usurpée » d’où il est urgent de les déloger.
Le procès est ancien.
Depuis des siècles, depuis Judas, les juifs, qui ont pris son nom, furent décrétés coupables, coupables d’exister et d’empêcher ainsi la communion universelle. Ils sont le grand Autre de l’Occident chrétien, l’origine honnie, la dette récusée, une menace fondamentale aussi intime que politique.
« La conspiration juive mondiale » fut cette menace que Hitler s’était donné pour mission d’anéantir. Et il y a un vrai vertige à constater que ce discours se poursuit aujourd’hui comme s’il n’avait pas été à l’origine de la Shoah.
Regarder en face l’antisémitisme, écouter son discours, c’est d’abord affronter le vertige de sa pérennité. Un vertige que beaucoup préfèrent s’épargner.
Il faut pour cela, ne pas reconnaître les mêmes mots, ne pas voir les mêmes images, l’amnésie étant le prix de l’éternelle innocence des antisémites.
Mais l’innocence après la Shoah fut plus lourde à porter. « Quiconque persiste à rester dans l’innocence longtemps après que l’innocence soit morte, se transforme en monstre », écrivit James Baldwin. (« Dossier James Baldwin : le feu, le sexe, la race », Le Matricule des Anges, n°195, juillet 2018.)
Afin de retrouver cette innocence perdue après Auschwitz, les antisémites ont alors entrepris de transformer cette mémoire encombrante en une mémoire coupable contre les juifs.
Comme un aveu, comme un assassin qui retourne sur les lieux du crime, les antisémites sont enchaînés à la mémoire de la Shoah qu’ils ne cessent de récuser tout en s’y référant obstinément.
La Shoah : un impardonnable
La Shoah a endeuillé l’humanité mais elle aussi sali son nom.
Comment ne pas en vouloir à ces messagers de l’effroi ? (Brigitte Stora, « Antisémitisme : un meurtre intime », éditions le Bord de l’eau, 2024.)
Il n’y a sans doute rien de plus haïssable que ce qu’on ne peut pas se pardonner.
Et les juifs, incarnant déjà la dette de l’origine, de la Bible, du divin, de la loi, ont encore réitéré, amplifié cette dette avec la Shoah, devenant un peu plus d’insupportables créanciers.
« Les juifs sont des gens que l’on déteste encore plus depuis Auschwitz. A cause d’Auschwitz », écrivit Imre Kertész. (« Journal de galère », par Imre Kertész, Actes Sud, traduit du hongrois par Nathalie Zaremba-Huzsvai et Charles Zaremba, 2010. p.231.)
On sait aujourd’hui que la destruction inouïe qui les a visés fut rendue possible par l’incommensurabilité du consentement européen.
C’est bien l’objet de cette créance, cette dette impardonnable qui est désormais au centre du discours antijuif contemporain. La mémoire de la Shoah est aujourd’hui dénoncée comme la nouvelle arme pour asservir les autres. L’historien Enzo Traverso, n’a pas hésité à reprendre les codes du négationnisme en écrivant que la « religion civile de l’Holocauste » était au service de la domination mondiale et du soutien à l’Etat d’Israël. (« La Fin de la modernité juive, Histoire d’un tournant conservateur », La Découverte, 2016. « Cette modernité (juive) a été anéantie à Auschwitz : la religion civile de l’Holocauste en constitue l’épitaphe », p. 166.).
Le discours antisioniste qui met au centre de ses arguments le lien supposé coupable entre Israël et la Shoah s’inscrit directement dans cette dénonciation de la dette. Et c’est en cela qu’il est antisémite.
La dénonciation d’un Israël « colonial » ou mieux « nazi » et « génocidaire » a pour fonction principale d’effacer l’ardoise de la culpabilité et de la dette (la dette de la Shoah mais aussi la dette coloniale)
La Shoah n’est pas à l’origine de la création de l’Etat d’Israël, c’est le sionisme qui l’est, mais cette catastrophe lui a apporté un regain de légitimité morale en interdisant d’un point de vue éthique d’en appeler à sa destruction.
L’antisionisme se retrouve donc dans une posture périlleuse, celle de rapatrier l’éthique de son côté, se réapproprier l’histoire et le drame des juifs, de préférence contre eux.
La Shoah contre Israël
Mais le malheur ne serait pas complet si la mémoire de la Shoah ne faisait pas en outre l’objet d’une autre instrumentalisation, celle de la droite israélienne.
Pourtant longtemps Israël avait tenu à distance cette mémoire du malheur.
Mais les échecs répétés des processus de paix, la montée de l’antisémitisme au niveau planétaire, de l’islamisme, de l’extrême droite, du messianisme national religieux ainsi que l’érosion démocratique d’un pays, devenu contre ses propres fondations, un Etat d’expansion coloniale et d’occupation d’une autre nation, ont renversé la donne.
Les pogroms du 7 octobre ont encore rallumé les braises des angoisses ancestrales des Israéliens. Le pire gouvernement de l’Etat d’Israël use de cette peur existentielle pour justifier sa politique criminelle.
Dans son livre, l’écrivain israélien Yishai Sarid parle d’un « monstre de la mémoire », « une puissance délétère, une force de hantise qui le ronge et s’installe en lui pour le posséder ». (Yishai Sarid dans le livre « le Monstre de la mémoire ») N’est-ce pas ce monstre qui a transformé les Palestiniens en nazis ?
Déjà en 2015, Netanyahou déclarait que le grand mufti de Jérusalem avait inspiré à Hitler lui-même l’idée de la « solution finale ».
Si Haj Amin al-Husseini fut sans conteste un criminel nazi, lui attribuer pareille responsabilité, relève pourtant d’un révisionnisme historique obscène.
« Comment rendre compte d’une telle prostitution de la Shoah ? » écrivit l’ancien ambassadeur israélien Elie Barnavi.
Aujourd’hui, la déshumanisation raciste des Palestiniens est démultipliée par leur nazification. Et contre les nazis, il ne peut y avoir de pitié.
La mémoire de la Shoah a d’abord été portée par les juifs mais aussi, et pendant longtemps, par les forces progressistes. Elle s’articulait au combat antifasciste et aux luttes pour l’émancipation.
Le ciblage de cette mémoire, décrétée coupable, autorise l’affranchissement antisémite et affaiblit dans le même mouvement la mémoire de l’antifascisme. A gauche, cela équivaut à un suicide politique. Car ce dérèglement idéologique majeur autorise aussi des alliances avec des groupes fascistes, contre les valeurs fondatrices de la gauche (universalisme, droits humains, justice sociale, égalité).
De l’autre côté de la médaille, la droite israélienne, à rebours de toute l’histoire juive en a fait, elle aussi une mémoire coupable, ; celles des vaincus, des « diasporiques », contre laquelle se dresse un Israël impitoyable, le bras armé du « Plus jamais ça ». (Le « plus jamais ça » comme l’a écrit l’historienne Diane Pinto, pour les Juifs, plutôt que pour l’ensemble de l’humanité.
Pourtant le souvenir de la Shoah ne peut être qu’une mémoire en partage. Comme un engagement envers notre humanité commune, un appel à la responsabilité, condition d’une politique de l’émancipation.
C’est bien précisément à cause de leur singularité, que l’antisémitisme et la Shoah peuvent nous faire mesurer le caractère universel de ce que peut signifier la haine radicale de l’Autre, de tout autre.
Ainsi que le refus radical de s’y abandonner.